Premières pages d'un livre en cours de rédaction

 

Les deux mondes de Bernadette Soubirous
Nouvelle sensible, onirique et réaliste

Éditions jyvescreations.fr 

PROLOGUE


Depuis toujours, Bernadette souffre d’une maladie des poumons qui fragilise son corps et bouleverse son quotidien. Mais c’est grâce à une mystérieuse tisane, le datura (1), qu’elle trouve un soulagement physique et découvre peu à peu un autre monde, fait de visions et de secrets que seuls quelques élus peuvent percevoir.

Accompagnée par la Broutche, femme aux savoirs anciens, et encouragée par le curé, Bernadette apprend à vivre entre ces deux réalités — celle de sa maladie et ses soins, celle des apparences et des mystères invisibles —, tout en s’interrogeant sur le poids et le sens de ce qu’elle voit.

Tous les trois apprendront à se connaître autour de plusieurs entretiens. Ils décideront d'aller ensemble découvrir Massabielle et son mystère.

Leur sensibilité et leur imaginaire leur feront prendre une décision qui changera le cours du temps

  1. Datura stramonium (Stramoine)

    Usages traditionnels : Très proche de la belladone. Utilisé pour soulager l’asthme, souvent fumé en poudre (cigarettes antiasthmatiques). En cataplasme pour douleurs thoraciques.

    Effets pharmacologiques : Contient de la scopolamine, atropine, hyoscyamine. Hallucinogène, paralysant à forte dose.

    Références :

    É. Ernst, Plants in Witchcraft and Magic, Oxford University Press, 2003.

         H. Corbin, Histoire de la pharmacopée occulte, Seuil, 1982.


Portrait de Bernadette




Bernadette Soubirous avait une santé fragile depuis l’enfance.

De constitution frêle, elle contracte le choléra en 1855, ce qui affaiblit durablement ses poumons. À partir de l’adolescence, elle présente des symptômes caractéristiques de la phtisie, forme pulmonaire avancée de la tuberculose. Cette maladie chronique, fréquente dans les milieux pauvres et insalubres comme celui du cachot où vivait sa famille, provoque toux persistante, expectorations, essoufflement et crises d’asthme. À l’époque, les moyens thérapeutiques sont limités : les médecins prescrivent surtout du repos, de l’air pur, une alimentation plus riche — inaccessible à Bernadette — et parfois des traitements à base de plantes médicinales.

Parmi les remèdes utilisés pour soulager les crises d’asthme et les douleurs thoraciques, le datura, et notamment le Datura stramonium, était courant dans la pharmacopée populaire et même dans certains préparations pharmaceutiques. On en fumait les feuilles séchées sous forme de cigarettes dites "antiasthmatiques", ou bien on les faisait infuser en tisane à très faible dose. Le datura, plante toxique et psychotrope à forte dose, contient des alcaloïdes (atropine, scopolamine, hyoscyamine) aux effets antispasmodiques : ils détendent les muscles des bronches et facilitent la respiration. On retrouve ce genre de remèdes dans les soins traditionnels pyrénéens ou de certains dispensaires religieux. Il n’est pas impossible que les Sœurs de Nevers, ou d’autres figures religieuses, aient continué à lui administrer de telles préparations, avec prudence, jusqu’à ses derniers jours.

Bernadette mourra en 1879, à 35 ans, dans une grande souffrance, ses poumons détruits par la tuberculose. Les traitements qu’elle reçoit restent modestes, souvent palliatifs. Mais au témoignage de ses contemporains, elle les accepte avec calme et résignation, sans jamais réclamer plus qu’on ne pouvait lui donner. Sa souffrance, comme son silence, devient presque un langage. Elle ne cherche ni miracle, ni soulagement, mais endure avec une simplicité qui frappait profondément ceux qui l’approchaient.

Bernadette n’était pas comme les autres.
On le disait partout, à voix basse ou bien fort, selon les jours. Elle était lente à comprendre, lente à réagir, lente à répondre. Trop lente pour l’école, trop lente pour les grands travaux. Mais pas assez lente pour qu’on l’excuse toujours.

Elle n’avait pas l’air malade, mais elle n’allait jamais vraiment bien. Elle toussait souvent. Elle avait ce teint de cendre, les yeux un peu fuyants, la respiration courte, comme si l’air manquait toujours un peu autour d’elle. On disait que son père avait perdu son moulin, que la famille vivait dans une ancienne prison, qu’on dormait à dix dans une seule pièce. On disait beaucoup de choses, à Lourdes.

Elle était petite, maigre, presque tassée sur elle-même. Mais il y avait dans sa façon d’être une obstination tranquille. Elle marchait sans bruit, mais elle allait où elle voulait. Elle ne haussait jamais la voix, mais elle ne se laissait pas tirer. Il fallait lui parler doucement. Elle n’aimait pas être pressée. Elle comprenait mieux quand on prenait le temps.

Elle savait peu de choses, et n’en faisait pas semblant. Elle parlait surtout le patois, ce vieux gascon âpre que les enfants des pauvres gardent au fond de la gorge, avec l’humidité des caves et le goût de la soupe claire. Elle savait ses prières, mais pas toujours dans le bon ordre. Elle ne savait pas écrire. On l’avait envoyée chez les Sœurs, mais elle y comprenait peu. Elle regardait les images, elle retenait les gestes. Le reste lui échappait.

On la croyait simple. Et c’était vrai. Mais pas vide. Elle n’était pas ignorante au point d’être crédule. Elle était d’un autre rythme. À côté. Comme un caillou dans le sillage. Comme un silence dans la rumeur. Elle n’avait pas la vivacité qu’on attendait des filles de son âge. Elle semblait toujours un peu ailleurs, mais jamais absente.

Les gens ne savaient pas quoi faire d’elle. Ni assez jolie pour qu’on la remarque, ni assez étrange pour qu’on s’inquiète. Une fille sans avenir, pensait-on. Une pauvre fille, parmi d’autres. Peut-être bonne à garder les brebis, à ramasser du bois, à prier un peu.

Et pourtant, on se souvenait d’elle. On ne savait pas pourquoi. Peut-être à cause de ses yeux, qui ne demandaient rien. Ou de sa façon d’écouter, comme si ce qu’on disait avait du poids. Peut-être parce qu’elle ne riait jamais fort, mais qu’elle ne se plaignait jamais non plus. Elle était là, présente, sans bruit. Et c’était cela, peut-être, qu’on oubliait difficilement.

La personnalité de Bernadette comme elle apparaîtra lors de ses interrogatoires

Bernadette Soubirous, dès le début des apparitions en 1858, s’est rapidement distinguée par une simplicité et une franchise désarmantes. Son parler était humble, direct, sans fard ni artifice, mais aussi empreint d’une force tranquille qui surprenait souvent ses interlocuteurs.

Face au curé Peyramale, elle répondait avec respect, mais sans hésitation ni faiblesse. Sa manière de s’exprimer trahissait une profonde honnêteté et une grande humilité : elle ne cherchait pas à impressionner, ni à convaincre par la parole, mais elle témoignait avec constance et clarté de ce qu’elle avait vécu.

Lors des interrogatoires, notamment ceux menés par les autorités civiles et ecclésiastiques, Bernadette fit preuve d’un courage peu commun pour une enfant de quatorze ans. Malgré la pression, les doutes et parfois la rudesse de ses examinateurs, elle ne dévia jamais de son récit. Elle répondait calmement, parfois avec un sourire timide, parfois avec une pointe d’humour qui désarmait ses questionneurs.

Sa manière de parler était marquée par une grande simplicité du vocabulaire et des phrases courtes, ce qui contrastait avec la complexité des enjeux qui l’entouraient. Elle savait se montrer ferme sans être agressive, polie sans être soumise, ce qui révélait une maturité et une force intérieure rares pour son âge et son milieu social.

Bernadette ne revendiquait rien pour elle-même : jamais elle ne chercha à tirer profit de sa situation. Sa parole était centrée sur ce qu’elle appelait « la Dame », avec une fidélité totale à ce qu’elle affirmait avoir vu. Cette fidélité et cette constance furent des éléments-clés qui renforcèrent la crédibilité de son témoignage aux yeux de nombreux contemporains.

En somme, Bernadette apparaît dans les récits comme une enfant simple mais authentique, humble mais résolue, fragile en apparence mais d’une détermination intérieure qui impressionna tous ceux qui la rencontrèrent.

La famille Soubirous et ses conditions de vie

François Soubirous, le père de Bernadette, était meunier et exploitait le moulin de Boly à Lourdes. Cependant, confronté à des difficultés économiques et à une gestion maladroite, il perdit progressivement ce moulin, ce qui plongea la famille dans une grande pauvreté.

À partir de 1857, la famille vécut dans ce que l’on appelle aujourd’hui le « Cachot », une ancienne cellule désaffectée de la prison municipale de Lourdes, située rue des Petits-Fossés. Cette pièce unique, d’environ 16 mètres carrés, sans fenêtres donnant à l’extérieur, était humide et sombre. Malgré ces conditions précaires, la famille Soubirous y trouva refuge, entassée dans ce petit espace où elle mangeait, dormait et vivait au quotidien.

Ces éléments sont attestés par de nombreuses sources historiques, dont les biographies de Bernadette Soubirous rédigées par René Laurentin et François Trochu, ainsi que par les archives diocésaines et les documents conservés dans les musées de Lourdes.


La maison – le silence

À la maison, c’est pas qu’elle se tait.
C’est qu’il n’y a pas de place pour ce qu’elle aurait à dire.

La mère parle peu, le père parle moins.
On fait ce qu’il faut.
On prie avant de manger.
On parle des œufs, du linge, de l’herbe trop haute derrière l’étable.

Il y a toujours quelque chose à faire, toujours un silence à respecter.
Même le bruit des casseroles semble faire attention.

Elle n’a pas de chambre, pas d’endroit à elle.
Elle partage le lit avec une sœur plus jeune qui remue trop et parle dans son sommeil.
La nuit, elle garde les yeux ouverts longtemps.
Elle ne pense pas vraiment, pas encore.
Elle laisse passer des images.

Un jour, elle a essayé de dire une chose.
Une image.
Elle ne sait plus laquelle.
Quelque chose qu’elle avait vu dans les feuillages.
Un reflet.
Un cercle.
Elle l’a dit à sa mère pendant qu’elle pliait les draps.
Sa mère n’a pas levé la tête. Elle a dit :

Arrête de rêvasser, tu vas attraper froid.

Et ce jour-là, c’est comme si elle avait compris très exactement ce qu’elle avait à faire :
Ne plus rien dire.

Dans cette maison, les mots ne sont utiles que s’ils servent.
Servir à prévenir.
À corriger.
À finir les choses.

Ce qu’elle sent en elle — la chose floue, brûlante, qui pousse dans la poitrine, qui fait pleurer parfois sans raison —
ça ne sert à rien.

Alors elle le garde.
Elle l’enfouit, et ça grandit.

Et même si parfois elle voudrait, juste un peu, qu’ils lui demandent ce qu’elle pense,
ou pourquoi elle a cet air-là,
elle sait qu’ils ne le feront pas.

Ils ne voient rien.
Ou peut-être que si.
Mais ils ont autre chose à faire.

Elle ne leur en veut pas.
Elle les aime, comme on aime les figures lointaines d’une histoire qu’on n’a pas choisie.
Mais elle ne leur appartient pas tout à fait.

La maison – l’écart invisible

Elle ne leur appartient pas tout à fait.

Elle vit là, elle obéit, elle aide quand on lui demande.
Elle se penche sur le linge, elle touille la soupe, elle récite l’Ave Maria d’une voix qui ne tremble pas.
Mais elle est ailleurs, tout le temps, sans le vouloir.

Il y a des moments, courts mais précis, où elle sent quelque chose se décaler en elle.
Comme si ce qu’elle regarde n’était pas vraiment là.
Comme si les choses — la table, la main de sa mère, le feu qui crépite — n’étaient qu’un décor posé sur une scène qu’elle n’a pas choisie.

Elle ne comprend pas ce que ça veut dire.
Elle n’en parle à personne.
Mais nous, on le voit.

On voit bien qu’elle ne fait que passer, qu’elle frôle ce monde sans y entrer.
Elle le touche du bout des pieds, avec précaution, comme on entre dans l’eau froide.
Et elle regarde autour d’elle avec cette stupeur silencieuse des enfants qui ne savent pas où ils sont nés.

Ce n’est pas qu’elle rêve.
Ce n’est pas qu’elle s’évade.
C’est plus profond.

Elle n’est pas de ce monde.

Et pour l’instant, elle ne le sait pas.

Elle le vit.
Elle le traverse.
Elle écoute, elle sent, elle retient.

Elle s’étonne de tout ce que les autres trouvent normal.
Des visages fermés, des silences durs, des gestes faits sans douceur.

Elle est là, mais en dedans, quelque chose regarde ailleurs.

Elle ne sait pas d’où ça vient.
Elle n’a pas encore de mots pour ça.
Mais un jour, elle les trouvera.
Peut-être.
Ou alors, ce seront les autres qui les mettront sur elle.

En attendant, elle avance.
Elle reste.
Et parfois, elle lève les yeux vers le ciel, et elle se dit :

Il y a quelque chose."
C’est tout.
Juste ça.
Quelque chose.


Massabielle

Essayez de voir ce lieu, tel qu’il est avant que l'on y parle des apparitions. Imaginez-le dans sa banalité, presque oublié.

C’est là, sous ce rocher, que le gave de Pau, venu du cirque de Gavarnie, prend soudain un tournant à angle droit, se dérobant au chemin tracé. Il bute sur une moraine, visible, massive, vieille de plusieurs millénaires, vestige silencieux d’âges révolus. Pourtant, ce relief ancien, bien que visible, reste aujourd’hui ignoré de la plupart

Massabielle… : « vieille roche, vieille paroi ». Un nom qui n’invite ni au respect ni à l’admiration. Un lieu abandonné, sans intérêt.

Il n’était qu’un recoin ignoré, une anfractuosité rocheuse au bord du Gave de Pau. On l’appelait familièrement la « Tute aux cochons » un dépotoir, sans valeur particulière aux yeux des habitants de Lourdes. Le lieu n’avait ni légende, ni prestige.

« Là-bas, vers Massabielle » disent parfois les gens, en désignant vaguement le bout du village, là où personne n’a de raison d’aller

Aucun sentier n’y descend vraiment. On y va en glissant sur les pierres, en repoussant les ronces, en s’enfonçant dans l’herbe trempée. On y arrive par erreur, ou par solitude.

Certains enfants disent qu’on y entend parfois un souffle. Pas celui du vent. Un autre, plus profond. Comme celui d’un dormeur très ancien. Mais ils se taisent vite après l’avoir dit, et rient pour faire semblant.

Personne ne dort à Massabielle. Personne n’a dit y avoir prié, ni rêvé. C’est un lieu sans usage, sans mémoire. Un lieu que rien n’éclaire.

Ce n’est pas une grotte à proprement parler. Plutôt une bouche ouverte dans la falaise, creusée par la patience de l’eau, par la lente fatigue des siècles. Une cavité muette, un creux sans promesse.

Pourtant, il étonne, ce lieu, car aujourd’hui il attire les foules, les pèlerins, les croyants… Il n’a rien de spectaculaire, rien d’exceptionnel, sinon cette étrange histoire qui touche les âmes.

Ce n’est pas la beauté du site qui captive. Ce n’est pas la roche, ni le ruisseau, ni le paysage. Non, c’est ce que Bernadette en a fait. C’est son regard qui a transformé ce banal coin de terre en un lieu chargé de mystère et d’espérance.



Massabielle interdit à Bernadette

Ce n’est pas pour toi, avait dit sa mère. L’air y est trop humide, ça te prendra la poitrine.
Et puis tu ne ferais pas la différence entre un chien errant et un agneau. Si tu perds les bêtes, qui paiera ? avait ajouté son père.
Tu n’as rien à faire là-bas. Ce n’est pas un lieu pour toi. Ce n’est un lieu pour personne, d’ailleurs. Tu m’entends ?

Bernadette avait hoché la tête, sans répondre. Elle ne répondait pas souvent. Non pas qu’elle ne comprît pas. Mais parce que les mots mettaient trop de temps à lui venir. Et quand ils arrivaient enfin, tout le monde était déjà passé à autre chose.

Elle ne connaissait pas cet endroit, n'y avait jamais posé les pieds. Elle le connaissait par ce que les autres enfants racontaient — à demi-mots, dans le dos des adultes.

Elle les écoutait, en silence. Elle observait leurs gestes quand ils disaient le creux, le froid, le noir derrière les pierres. Elle n’y comprenait pas grand-chose. Mais quelque chose en elle se mettait à trembler, comme une corde tendue. Une envie ancienne, étrangère. Non pas de braver l’interdit, mais d’approcher ce qu’on lui refusait sans qu’elle sache pourquoi.

Elle n’avait pas besoin qu’on lui dise ce qu’était Massabielle. Elle savait que c’était un lieu qu’on ne devait pas connaître avant d’y être allée.

Et c’est peut-être pour cela qu’un jour, sans rien dire, elle y est allée.

Mais ce jour n’est pas encore venu.

Massabielle, Le pays des enfants

Il n’y avait que les enfants pour s’aventurer jusqu’à Massabielle.

Pas les très jeunes, ni ceux qu’on gardait encore à la maison. Mais ceux qui avaient l’âge de traîner, de disparaître après l’école.

Ils y allaient sans prévenir. Par défi. Par ennui. Par besoin d’un endroit à eux, hors de portée des appels du soir. Ils connaissaient le passage derrière les haies, la brèche dans le talus, le sol glissant entre les racines. Ils savaient qu’il fallait éviter la pierre fendue qui cède sous le pied. Ils savaient éviter les orties qui enflamment les jambes nues.

Mais surtout, ils savaient qu’on n’y était jamais dérangé.

Massabielle était leur cachette muette, leur pays d’ombres. Ce n’était pas un lieu pour les grandes aventures. Plutôt un lieu de repli. Un lieu où l’on venait s’allonger sur les galets, écouter le bruit du Gave sans y penser. Un lieu où les jeux se faisaient plus calmes, plus souterrains.

Certains y dessinaient à même la paroi, avec un caillou ou un charbon volé. D’autres y creusaient des trous qu’ils n’osaient pas finir. D’autres encore, plus silencieux, y restaient simplement là, les yeux ouverts, à suivre des formes que personne ne voyait.

Ils ne disaient pas qu’ils allaient à Massabielle. Ils disaient : on descend vers les pierres. Ou bien on va au frais. Le lieu n’avait pas besoin de nom, puisque les adultes n’en demandaient pas.

Il y avait, dans leur manière d’y aller, quelque chose de l’accord tacite. Comme si chacun pressentait qu’on n’y allait pas pour rien. Comme si le lieu, à force d’oubli, leur appartenait en propre.



Massabielle Bernadette l'imaginait

Parfois elle parlait toute seule.
Pas tout à fait à voix haute. Pas tout à fait en silence non plus.
Des phrases glissées dans l’air, comme des cailloux dans l’eau, pour voir s’ils faisaient des ronds.

— On dit que « la grotte » respire.
— Y’a un endroit là-bas où les oiseaux ne chantent jamais.
— C’est pas une grotte, c’est un ventre.

Personne ne relevait vraiment. Ou pas tout de suite.
Mais parfois, un garçon tournait la tête. Une fille plissait les yeux.
Et alors elle sentait quelque chose passer, quelque chose de très court, comme un regard qui hésite.
Et c’était déjà beaucoup.

Elle ne mentait pas.
Elle inventait.

Elle ne disait pas “j’ai vu”, elle disait “on dit”, ou “je crois que”, ou “peut-être que”.
Elle lançait les mots à demi...
On ne la prenait pas au sérieux.
Mais on commençait à l’écouter un peu.
Et ça, c’était nouveau.

Il y eut un jour, au lavoir, où une petite du quartier l’entendit parler toute seule.
— Tu dis quoi ?
— Rien.
— Tu dis que t’as entendu des chants dans la grotte ?
— J’ai dit “peut-être”.

L’autre la regarda en silence.
Puis dit :
— Moi je crois pas.

Mais elle revint le lendemain.
Et le surlendemain.

Et à force, on commença à dire que Bernadette connaissait des choses.
Pas des choses graves. Pas des choses importantes.
Des choses étranges.
Des choses qu’on ne comprend pas mais qu’on aime bien entendre.

Elle restait là.
Elle ne souriait pas trop.
Elle regardait souvent dans le vide.

Et c’est dans ce vide-là qu’elle bâtissait quelque chose.
Pas un mensonge.
Un monde.
Son monde.

Il y a des jours où elle reste seule, derrière l’enclos aux brebis.
C’est un coin discret, un coin pour rêver. On voit un peu le Gave, tout au fond.
C’est là qu’elle pense à la Massabielle
Le lieu qu’elle n’a jamais vue.
Mais dont elle parle déjà comme si elle y était allée.

Elle ne ment pas vraiment.
Elle habite ce lieu dans sa tête. Elle le tisse avec ses manques, avec ses fièvres, avec sa solitude.
C’est un lieu refuge. Un lieu secret.
Elle imagine que c’est plus frais que partout ailleurs, que ça résonne d’une manière spéciale, que l’on y entend battre son propre cœur, comme sous une cloche.
Elle n’y met pas encore de lumière, ni de voix, ni de figure.
Seulement une présence muette. Quelque chose qui l’attend, peut-être

Le lieu dont les enfants parlent, c’est "là-bas", au bord du gave.
Mais ce lieu-là, même si elle ne l’a pas vu, elle le fabrique en elle-même, pièce par pièce.
Un rocher noir. Une cavité. Une fraîcheur. Le bruit d’un filet d’eau. L’odeur du silence.

Elle ne sait pas où c’est, pas exactement.
On dit « là-bas, près du Gave », « derrière les rochers », mais ces mots sont flous pour elle.
Elle n’a jamais dépassé la fontaine, ni le lavoir.
Pourtant, dans sa tête, elle y est allée dix fois.

Il y a, dans ce coin qu’elle invente, une entrée. Pas une porte, pas un porche. Une entrée du monde, oui.
Quelque chose qu’elle ne peut pas dessiner, mais qu’elle ressent.
Ce n’est pas encore mystérieux, non. C’est juste intéressant.
C’est comme une page blanche qu’on lui aurait laissée : « Voilà, fais ce que tu veux avec. »
Et alors, elle y met de l’eau qui ruisselle lentement, une odeur de mousse et de pierre mouillée, un silence lourd comme un secret.
Elle ne sait pas pourquoi, mais elle y revient toujours quand elle est seule.

Elle ne le dit à personne.
Ni à sa mère, ni à ses sœurs, ni à la voisine qui la regarde de travers.
Mais un jour, à demi-voix, elle en a parlé au curé.

—Elle dira, plus tard, au curé :  « Je sais pas, mon père… mais je crois qu’y a un endroit… j’ai pas vu, mais je sais. »

Il n’a pas ri.
Il n’a pas répondu non plus.
Mais il a gardé ses yeux fixés sur elle un peu plus longtemps.
Et ça, c’était suffisant.
Il n’avait pas besoin de croire. Il avait entendu. Et c’est tout ce qu’elle voulait.

Un jour, elle dit aux autres :
— Moi, j’y suis allée une fois.
Mais personne ne répond.
Ils parlent d’autre chose. Ils n’ont pas entendu. Ou ils font semblant.

Alors elle se tait. Mais cette phrase-là, elle la garde en elle comme une promesse.
Un jour, elle ira.
Et ce qu’elle y verra, ce ne sera pas comme les autres. Ce sera à elle.
Massabielle, les enfants du gave et Bernadette

Ils y vont presque tous.
Les grands, les petits, les casse-cous, les muets.
Ils vont vers le Gave comme on entre dans un territoire familier.
C’est leur aire de jeux, leur royaume de pluie et de galets.
Ils en connaissent chaque tournant, chaque tronc tombé, chaque courant où l’on peut poser un pied sans glisser.

Elle, non.
Elle ne va pas au Gave.

Elle dit qu’elle n’a pas le droit, que sa mère veut pas, que son souffle se serre quand il fait humide.
Mais ce n’est pas que ça.
Elle n’appartient pas à leur monde.
Elle est de côté.
Un peu trop maigre, un peu trop silencieuse, un peu à part.
Et les autres enfants, même quand ils ne sont pas méchants, savent très bien faire sentir à quelqu’un qu’il est en trop.

Alors elle les regarde s’éloigner.
Parfois elle court derrière, mais s’arrête avant la pente.
Elle les entend crier.
Elle imagine leurs rires qui rebondissent contre la pierre,
et ça lui fait une douleur étrange, comme si elle avait froid à l’intérieur.

C’est là qu’elle commence à parler.
Pas à eux.
Pour eux.

Elle commence à dire des choses.
Des histoires, des idées, des images.
Un jour, elle dit qu’elle a vu des empreintes étranges près de la grotte.
Un autre jour, elle dit qu’il y a un endroit où la lumière ne rentre jamais, même en plein midi.
Ils la regardent.
Certains rient un peu, d’autres écoutent.
Elle observe. Elle teste.

C’est une manière de s’approcher.
Pas en courant.
Pas en jouant.
Mais par le mystère.

Elle n’est pas drôle.
Elle est intrigante.

Et dans les yeux de certains enfants, pour la première fois, elle voit un frisson.
Pas de peur.
De curiosité.

Alors elle recommence.
Pas trop.
Pas trop souvent.
Juste assez pour qu’on la regarde un tout petit peu plus longtemps.

Elle ne demandait jamais : à quoi ça ressemble ?
Elle écoutait seulement.

Elle s’asseyait un peu à l’écart, pendant que les autres enfants racontaient leurs après-midi volées, leurs escapades entre les pierres, les jeux inventés à l’abri de la falaise. Ils disaient des choses simples, des choses sans importance — mais Bernadette, elle, y entendait autre chose.

« Là-bas, y a un trou noir dans la roche. On dirait une bouche. »
« Y a comme une pierre plate où on peut s’allonger. »
« Y a des bruits parfois, dans le silence. Comme si ça bougeait, derrière. »
« On a trouvé une vieille corde nouée, accrochée à une racine. »
« On a vu des papillons où y avait pas de fleurs. »

Elle ne leur posait pas de questions. Mais chaque mot prononcé, elle le gardait en elle comme un caillou chaud au creux de la main.

Et quand elle était seule, le soir, allongée sur son grabat de toile rêche, elle les sortait un à un. Elle réassemblait les morceaux. Elle dessinait dans son esprit le lieu qu’elle ne connaissait pas encore.

Une grotte, oui. Mais pas tout à fait creuse. Un ventre de pierre. Une cachette pour Dieu.

Elle s’imaginait l’air plus frais qu’ailleurs, mais pas froid. L’odeur de mousse et de feu mouillé. Le bruit du Gave qui se changeait en voix. Elle voyait des reflets sur la paroi, des traînées de lumière qui remuaient toutes seules, comme une nappe vivante. Et puis, parfois, elle voyait — sans le vouloir — une forme blanche au fond du creux. Pas une femme, pas une fée, pas une sainte. Juste une présence, comme un vêtement qu’on aurait laissé là depuis longtemps et qui aurait pris l’odeur du lieu, et du ciel.

Elle n’en parlait à personne. Même pas à sa sœur.

C’était son endroit à elle, son secret à elle, bien que ses pieds n’y eussent jamais mis pied.

Elle avait besoin d’un lieu où rien n’était décidé d’avance. Où elle pourrait être seule, mais pas seule. Où le monde pourrait être différent, même un peu. Même en silence.

Alors, elle fermait les yeux, et elle y allait — en pensée.



Elle ne voulait plus être celle qui ne savait pas.

Chaque fois qu’ils revenaient — les poches pleines de galets, les joues rouges, les jambes mouillées — ils parlaient vite, fort, avec des mots qu’elle ne comprenait pas toujours. Et puis ils riaient, entre eux, avec cette complicité qu’on tisse quand on a partagé quelque chose d’un peu défendu.

Elle les écoutait. Elle souriait, un peu en retard.
Et eux oubliaient qu’elle était là.

C’était comme ça depuis toujours. Elle était là, mais pas tout à fait. On ne lui disait pas les choses. On ne lui demandait pas son avis. On l’aimait bien, oui, mais de loin. Comme une petite sœur qu’on laisse à la maison quand il faut aller jouer plus loin.

Et alors elle s’était mise à inventer.

Pas une apparition, pas une dame blanche, pas de miracle. Pas encore. Juste un décor, un monde pour elle seule. Un endroit où elle pourrait être celle qui voit, celle qui sait, celle qu’on écoute ensuite.

Elle imaginait des passages secrets entre les roches. Des empreintes anciennes laissées sur les murs, par des enfants d’avant. Des galets qui chantaient quand on les jetait dans l’eau, des fougères qui bougeaient toutes seules. Elle imaginait même une pierre taillée comme une chaise — une chaise de reine, où elle s’assiérait, elle, pour penser.

Elle se racontait ça en silence. Pendant les lessives. Pendant les prières. Pendant qu’elle grattait ses mains rouges contre l’eau froide.
Elle n’en parlait pas encore. Mais elle laissait traîner quelques phrases, parfois.
— Vous croyez qu’il y a des bêtes, dans la grotte ? Moi j’dis qu’il y en a.
— On dit que l’eau du Gave, là-bas, est plus claire qu’ailleurs.
— J’ai rêvé cette nuit qu’il y avait une grande pierre blanche, posée au milieu.

Les autres levaient les yeux, étonnés.
— Mais t’y es jamais allée, toi.
— Tu peux pas savoir.
— C’est même pas vrai.

Elle ne répondait pas. Mais elle avait vu, une seconde, leur regard sur elle.

Elle existait.



1 commentaire:

  1. Emu... Le texte est bouleversant. Une manière d'écrire XIX ème. De la poésie ? Non. Une littérature claire et en même temps fouillée, où se reconnaissnent les écrivains. Ce portrait de Bernadette Soubirou dont on a lu des pages ailleurs , apporte une sensibilité et une vérité autre, comme elle le dirait elle-même.Mon cher Jean-Louis, tu écris bien mieux que moi. Je suis resté dans le domaine historique, celui qui intéreesse les rats de bibliothèque; toi tu vises l'âme. Celle qui nous frôle parfois, alors qu'on est seul. Ce sont clles de nos chers disparus. Il sont invisibles. Ton écriture est avenir; continue. JPB

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