Ce que j'ai à vous dire de mon intention dans la rédaction de "Les deux mondes de Bernadette"

 


Bernadette Soubirous est d’abord habitée par une image intérieure, fulgurante et douce à la fois : celle d’une femme blanche, lumineuse, silencieuse. Elle ne l’analyse pas, elle ne l’interprète pas. Elle la reçoit. Cette image pourrait être rapprochée, dans le langage de la psychologie des profondeurs, de l’anima — telle que Carl Gustav Jung l’a décrite : la figure féminine primordiale qui se présente à la conscience comme messagère de l’âme. Elle surgit dans les rêves, les visions, les états de présence intense, et touche des couches profondes de l’être. Bernadette, en ce sens, n’est pas une mystique construite par les discours : elle est traversée par une vision, par une Présence qui l’enveloppe entièrement, plus vaste qu’elle, plus pure, plus silencieuse aussi. Elle ne lutte pas contre cette lumière. Elle ne cherche pas à la posséder. Elle marche avec elle, doucement, avec cette certitude simple qui vient de l’âme et non de l’intellect.

Mais très vite vient la question du langage. Comment dire ce qui a été perçu dans le silence ? Comment traduire une perception intérieure dans des mots humains, des images accessibles, des symboles qui parlent à d’autres ? Bernadette n’est ni déchirée ni tourmentée par cette tâche. Elle cherche une manière de faire passer ce qu’elle a reçu, avec bonté, avec patience, avec une fidélité profonde à ce qui l’a touchée. Elle veut le transmettre sans forcer, sans trahir, avec les mots du monde, les mots disponibles autour d’elle.

Or ces mots ne sont pas neutres. Ils sont déjà chargés de croyances, de dogmes, de représentations partagées. À l’époque des apparitions, le dogme de l’Immaculée Conception vient tout juste d’être proclamé (en 1854), et il irrigue déjà puissamment les discours religieux environnants. Par ailleurs, une congrégation locale de jeunes filles pieuses, portant une robe blanche et une ceinture bleue, est bien connue à Lourdes. L’habit même de la Dame vue par Bernadette pourrait avoir été reconnu, ou du moins associé, dans son esprit, à cette image mariale idéalisée. Ce qu’elle a vu, c’est peut-être une femme de lumière ; ce qu’elle a dit, c’est ce que son monde religieux lui permettait de formuler, d’habiller, de nommer.

C’est dans cet esprit que nous explorons ici les demandes de Bernadette : celui de la lumière intérieure qu’elle a perçue, et celui des mots qu’elle a recherchés pour la transmettre. Elle ne cache pas, elle ne force pas. Elle avance avec douceur, avec bienveillance envers ceux qui lui posent des questions. Elle donne des réponses, mais non pas des formulations toutes faites : elle offre des images, des signes, des expressions qu’elle pressent compréhensibles, parce qu’elle aime les humains et qu’elle souhaite leur offrir quelque chose de cette lumière, à travers le langage qui est le leur.

Il y a là une tension, profonde et discrète, entre la lumière reçue et le langage possible. Bernadette y consent avec douceur. Mais cette tension n’est pas seulement la sienne. Elle est aussi celle de quiconque a perçu un jour, en soi, une présence vive, un pressentiment, une image intérieure difficile à dire.

C’est la tension familière aux poètes, aux peintres, aux artistes — ceux qui tentent de faire passer dans les formes sensibles quelque chose d’un monde invisible, quelque chose d’indicible. Ils cherchent, eux aussi, à rendre partageable ce qui les dépasse, à offrir aux autres un fragment de cette lumière intérieure, dans les mots, les couleurs, les sons.

C’est dans cette tension que le lecteur est invité à entrer. Non pour la résoudre, mais pour l’habiter, à son tour. Car entre l’éclat de l’expérience et la forme qu’on lui donne, il n’y a pas d’équation juste, seulement un chemin. Un chemin fait d’hospitalité, de fidélité, et d’écoute. Et c’est peut-être là que commence, doucement, la transmission.

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