Le choléra réunira pour la première fois Bernadette Soubirous et le curé Peyramale

 

En 1855, une épidémie de choléra frappe la ville de Lourdes. La maladie se propage rapidement. Des dizaines de familles sont touchées. Les rues se vident, les malades s’alitent, certains meurent en quelques heures. On installe des cordons sanitaires, les secours s’improvisent.


Bernadette Soubirous a alors onze ans. Elle contracte la maladie. Elle est soignée dans des conditions précaires, au sein de sa famille déjà très pauvre. Elle survit, mais conserve de cette infection une santé très fragile. Son système respiratoire est atteint. Elle souffrira ensuite d’un asthme chronique qui ne la quittera plus.


Le curé Marie-Dominique Peyramale vient d’être nommé à Lourdes. Il refuse de quitter sa paroisse malgré les risques de contagion. Il visite les familles, assiste les mourants, apporte les derniers sacrements. Il fait partie des rares prêtres à rester présent au cœur de l’épidémie.


Ils ne se connaissent pas encore. Ils ne se parlent pas. Mais déjà, dans la même ville, à quelques rues de distance, l’un et l’autre traversent la même épreuve. La maladie les marque tous les deux. D’un côté, un enfant affaibli. De l’autre, un prêtre confronté à la souffrance des vivants et à la mort qui rôde. C’est dans ce terreau de fragilité que, trois ans plus tard, leurs chemins finiront par se croiser.


La « grotte » et la « source" L’eau qui ne cesse de couler, le symbole de l’infini et du flux éternel

La grotte de Massabielle n'est pas une vaste caverne plongeant dans la nuit des profondeurs. C'est plutôt une anfractuosité discrète, une cavité creusée dans le calcaire jurassique, ce calcaire sédimentaire typique des Pyrénées occidentales, formé il y a des millions d'années par les anciens fonds marins, puis plissé sous la pression des plaques ibérique et eurasienne.

Elle s'inscrit dans une paroi d'environ 27 mètres de hauteur. Ses dimensions visibles sont modestes : un peu moins de 4 mètres de haut, près de 10 mètres en profondeur et autant en largeur. Trois ouvertures inégales s'y dessinent : une large entrée, une niche en ogive d’environ deux mètres (où l’on placera plus tard une statue), et une lucarne supérieure. Mais au-delà de ce que l’on voit, un boyau discret s’élève en pente douce, une galerie karstique inclinée, parfois étroite, qui se prolonge sur une dizaine de mètres.

Cette cavité s’est formée peu à peu, au fil des millénaires, par la lente dissolution du calcaire sous l’action de l’eau de pluie, chargée en dioxyde de carbone. L’eau s’insinue, ronge, élargit, façonne. Elle creuse en silence. Le gel joue aussi son rôle : l’eau infiltrée gèle, se dilate, fracture la roche. Certaines pierres coincées dans les boyaux – comme ce bloc morainique d’origine glaciaire – sont les témoins d’un passé climatique ancien, peut-être aurignacien, qui vit les langues de glace descendre des montagnes.

L’humidité constante, les infiltrations et la condensation laissent les parois souvent lisses, brillantes, parfois suintantes. Le toucher répété des mains, la friction de millions de doigts sur la roche, ont poli certaines zones comme le ferait le passage incessant de l’eau.

Une source émerge au pied de cette cavité. Elle n’est pas née sous les yeux de Bernadette, mais elle fut révélée par elle, rendue visible, creusée davantage pour permettre à son eau de surgir avec clarté. Son débit – mesuré entre 1 et 4,6 mètres cubes par heure – reste modeste mais constant. Sa température, autour de 12 °C, indique une provenance souterraine, stable, profonde. Elle ne vient pas du Gave de Pau voisin, mais d’un vaste réservoir karstique caché sous la montagne. Elle appartient à ce réseau invisible de galeries, de fissures et de nappes perchées, qui alimentent sept ou huit autres résurgences dans le bassin du synclinal de Batsurguère.

D’un point de vue strictement géologique, Massabielle n’est donc pas un simple abri sous roche, mais bien une cavité karstique, façonnée par l’eau, révélée par le temps, prolongée par une galerie discrète. C’est une bouche dans la montagne, ouverte par l’œuvre silencieuse de l’eau et du gel. Elle n’avait pas de nom éclatant : « Massabielle », massa vielha, en occitan, veut simplement dire « vieille roche ».

Et pourtant, c’est par cette vieille roche qu’un filet d’eau a trouvé son chemin. Une eau qui, depuis, ne cesse de couler.



Le nom de "Grotte de Massabielle" ne date pas d’avant les apparitions de Lourdes en 1858.

Avant les apparitions, le lieu que l’on nomme aujourd’hui « Grotte de Massabielle » n’était qu’un recoin ignoré, une anfractuosité rocheuse au bord du Gave de Pau. On l’appelait familièrement la « Tute aux cochons » — un abri animalier, parfois dépotoir, sans valeur particulière aux yeux des habitants de Lourdes. C’était un site communal, à l’écart, que peu fréquentaient. Rien n’y invitait au recueillement. Le mot même de « grotte » ne s’y appliquait pas encore. Le lieu n’avait ni légende, ni prestige. Il n’était que pierre usée, creux sans nom, repli sans regard. Et pourtant, ce lieu allait devenir un des points les plus visités de la terre.

Le terme Massabielle, en occitan gascon, signifie « vieille roche ». Il désignait simplement le massif calcaire dans lequel la cavité était creusée. Une vieille pierre, sans destin. Un nom usé comme le rocher lui-même. Rien, sinon son insignifiance. Et pourtant, c’est dans ce pli de silence que quelque chose s’est mis à parler.

Tout commence le 11 février 1858. Bernadette Soubirous, adolescente pauvre et asthmatique, se rend à Massabielle pour ramasser du bois mort. C’est là, dans cet abri à cochons, qu’elle aperçoit une lumière. Une forme. Une dame. Dix-huit fois, cette vision reviendra. Une figure féminine, vêtue de blanc, silencieuse d’abord, puis parlant. L’enfant dira qu’elle était « aussi belle que la lumière », « comme une jeune fille », mais différente. Ce lieu, jusque-là méprisé, devient dès lors un point d’attention. Et l’on commence à le nommer autrement : la grotte. Ce mot, simple en apparence, change tout.

En 1861, l’évêque de Tarbes, Bertrand-Sévère Laurence, achète le terrain. Le sanctuaire est fondé, et le nom s’officialise : la Grotte de Massabielle. En 1864, la statue de la Vierge, sculptée par Fabisch, est installée dans la cavité. Le pèlerinage commence. Le terme s’impose. Il entre dans les livres, les guides, les récits, les liturgies. Mais plus profondément encore, il réactive un vieux savoir : la symbolique de la grotte.

Car une grotte n’est jamais neutre. C’est plus qu’un creux. C’est une matrice. Une bouche. Un seuil. Depuis l’aube de l’humanité, la grotte est le lieu des révélations, des retraites, des visions. L’homme préhistorique descendait dans les entrailles de la terre pour y peindre des bisons et des signes, loin du monde, dans un silence sacré. La grotte, alors, n’était pas un refuge banal, mais un sanctuaire. Un espace liminal, entre la terre et l’autre chose.

Dans la tradition chrétienne orientale, le Christ naît dans une grotte. Ce n’est pas une stalle d’étable : c’est un creux dans la terre, un ventre obscur d’où surgit la lumière. À Cumes, en Italie, la Sibylle livrait ses oracles dans une grotte, traversée de souffles. Chez Platon, c’est dans une caverne que l’humanité perçoit d’abord les ombres, avant de se tourner vers la vérité. Dans la Sainte-Baume, Marie-Madeleine se retire après la Résurrection pour vivre dans une grotte, figure de l’ascèse et de l’intimité divine. Et dans d’innombrables traditions chamaniques, d’Asie ou d’Amérique, le chaman entre dans une grotte pour mourir symboliquement, recevoir une vision, puis renaître transfiguré.

Massabielle appartient à cette lignée. Ce n’est pas une simple excroissance de la religion catholique du XIXe siècle. C’est un point de contact. Un interstice. Là, une enfant pauvre entre. Là, le monde visible se fissure. Là, une voix surgit d’un lieu sans langage. Là, le féminin divin prend forme. Là, un message jaillit d’un rocher sale, d’un silence minéral.

Symboliquement, tout y est : le renoncement à la gloire, l’élection du pauvre, le surgissement du sacré dans l’ordinaire, la verticalité céleste dans l’horizontalité du caillou. La grotte de Massabielle, comme toutes les grottes sacrées, est une bouche de terre qui parle. Un lieu où l’on descend pour mieux voir. Où l’on entre dans l’ombre pour recevoir la lumière. Bernadette y vit une descente, une épreuve. Elle devient messagère non par discours, mais par passage. La parole « Je suis l’Immaculée Conception » jaillit d’un endroit sans mots, d’un silence rugueux, d’une faille.

Ainsi se tisse la filiation : de Lascaux à Lourdes, de la Sibylle à Bernadette, de la caverne de Platon à la « Tute aux cochons ». Ce n’est pas le lieu qui crée la vision. C’est la vision qui reconfigure le lieu. Le transforme. Le sanctifie. Et nous rappelle que l’invisible parle parfois depuis les marges, les creux, les lieux méprisés. Massabielle, en cela, n’est pas seulement un sanctuaire catholique : c’est un archétype. Une métaphore. Un rappel.

Non, la grotte de Massabielle n’existait pas avant 1858. Il y avait un trou, un rocher, une tute. Mais quelque chose, ce jour-là, a ouvert un autre espace. Depuis, des millions viennent voir ce creux. Y prier. Y pleurer. Y espérer. Comme si, au fond de la terre, on pouvait encore entendre, parfois, un chant oublié

La grotte échappe au contrôle liturgique ; elle est hors de la ville, hors des murs, comme les prophètes, sauvage, brute, impure d’abord, puis transfigurée par la présence. Elle n’est pas choisie, elle s’impose, comme si c’était elle qui appelait. Contrairement au temple érigé par les hommes, elle n’est pas imposée, mais révélée. Dieu ou la Vierge n’apparaissent jamais dans la cathédrale : ils préfèrent les ruines, les arbres, les rochers, les grottes — ce qui échappe, ce qui résiste, ce qui reste hors du plan. Avant 1858, Massabielle n’était qu’un recoin méprisé, une bouche sale dans le flanc de la terre, dépôt d’ordures et abri pour cochons, et c’est là pourtant que la lumière s’est levée. Après 1858, ce même rocher devient un umbilicus mundi, un nombril du monde spirituel, une matrice inversée où l’eau jaillit et les foules affluent. Massabielle devient source au double sens : source d’eau pure, mais aussi source de foi, de larmes, de guérison, de conversion. Ce qui était bas devient élevé, ce qui était sale devient purificateur, ce qui était obscur devient lumineux. Un simple creux dans la roche se transforme en sanctuaire cosmique. Et ce retournement n’est pas une exception : il est la loi des grottes sacrées. Toujours, c’est dans le bas, dans l’ombre, dans la nuit minérale, que la lumière commence. La grotte est un ventre et une bouche, un seuil et un abîme, un lieu de passage entre deux mondes. Elle parle le langage de l’élémentaire. Elle est le lieu de la révélation, parce qu’elle est le lieu du retrait. Et dans ce retrait, c’est la femme qui veille. Elle ne surgit pas comme l’homme, dressé, fulgurant, en verticalité. Elle creuse. Elle patiente. Elle irrigue. Elle est l’eau secrète qui avance en silence sous la roche, qui érode, qui polit, qui façonne lentement le monde. L’homme est montagne, cap, geste, action. La femme est source, lenteur, souterrain. Elle n’affronte pas : elle transforme. Elle n’impose pas : elle infuse. Et c’est elle qui, dans la patience obscure, ouvre un passage pour la lumière. Bernadette, frêle enfant, analphabète, sans prestige, incarne cette onde. Elle descend au bord du Gave comme on entre dans un rêve, dans un creux, dans une écoute. Et c’est dans ce creux que la Vierge lui apparaît, blanche, silencieuse, plus tard parlante. La parole mariale ne surgit pas d’un sommet, mais d’un vide. Et ce vide est féminin. Il est le ventre de pierre où la lumière s’enfante. La Vierge est cette eau claire, cette eau pure, cette eau vive qui surgit du sein de la terre pour rappeler que la beauté naît dans l’humilité. Dans toutes les traditions, les grottes sont des matrices, et les déesses y veillent. C’est dans les cavernes que naît l’art. C’est dans les entrailles de la terre que le chaman reçoit sa vision. C’est dans le silence des pierres que la prophétesse entend les dieux. La grotte est matrice de vision. Et Massabielle, malgré sa petitesse, s’inscrit dans cette grande chaîne des sanctuaires souterrains, des lieux sacrés de l’ombre, où les femmes, figures d’eau et de patience, écoutent l’invisible, accueillent le miracle, donnent naissance au sens. Ainsi la roche devient chair, la faille devient passage, et la parole — fragile, cristalline — commence à couler.


La source de Massabielle : une eau discrète révélée

Avant Bernadette, une eau coulait déjà à Massabielle. Ce n’était ni une rivière ni un torrent, mais un filet d’eau modeste, un mince filet souterrain qui s’infiltrait lentement à travers la roche calcaire. Cette source n’était pas canalisée ni exploitée, elle ne formait pas un point d’eau visible ni un bassin accessible facilement. Elle coulait dans l’ombre, presque ignorée, comme un murmure discret de la terre.

Lorsque Bernadette creusa le sol avec ses mains, elle n’a pas créé cette eau. Elle a simplement écarté la terre qui retenait ce filet, agrandi cet espace étroit pour que l’eau puisse s’écouler plus librement, devenir plus visible et plus tangible. Par ce geste simple mais déterminé, la source s’est révélée : son écoulement est devenu plus apparent.

Bernadette, découvreuse d’eau et gardienne d’un secret de la terre

À Massabielle, une eau coulait déjà, discrète et modeste, un filet qui s’infiltrait lentement au travers de la roche calcaire. Cette source, invisible pour la plupart, était un murmure secret de la terre, un souffle liquide qui cherchait son chemin.

Bernadette n’a pas créé cette eau, mais elle est devenue découvreuse de ce trésor caché. Par ses mains, en écartant la terre et les pierres, elle a permis à ce filet timide de s’élargir, de se libérer, de s’offrir au regard et au toucher. Ce geste simple, à la fois physique et intime, révèle une patience et une attention à l’écoute du murmure du sol, de la vie souterraine.

La source, dans l’imaginaire ancien et profond, est plus qu’un simple phénomène naturel. Elle incarne la vie, la fécondité, le mystère de l’origine. Elle est ce lieu où la terre s’ouvre pour offrir l’eau, ce fluide vital, souvent associé au féminin, à la matrice, à la puissance discrète et patiente qui creuse, irrigue, nourrit.

Dans beaucoup de traditions, la source est une porte entre visible et invisible, un point de rencontre entre le monde d’en haut et les profondeurs, entre le ciel et la terre. Bernadette, en réveillant cette source, est devenue une passeuse, celle qui fait surgir la vie cachée, celle qui fait entendre le chant des eaux secrètes.

Ce rôle rejoint la symbolique plus large de la femme comme gardienne de l’eau, comme creusante patiente des roches du monde, qui laisse jaillir la lumière et la vie à travers le silence et l’invisible. Elle incarne cette puissance d’émergence, cette force douce qui façonne le paysage, irrigue les terres et nourrit les corps.

L’eau souterraine, creuse silencieusement les grandes cavernes

L’eau, en sa discrétion, est une force mystérieuse et patiente. Sous la surface du sol, elle s’insinue, s’infiltre, s’écoule, lentement mais inlassablement. Elle creuse la roche calcaire, alimente les fractures, agrandit les failles, façonnant ainsi des grottes profondes, des galeries invisibles, des labyrinthes que la lumière ne touche jamais.

Cette puissance souterraine, silencieuse et douce, est paradoxalement celle qui sculpte les grandes architectures naturelles. Les rivières souterraines creusent, façonnent, creusent encore, en une patience infinie, des espaces où le temps semble suspendu. Ces cavernes, à la fois refuges et mystères, sont les entrailles de la terre, lieux d’ombre et de silence, mais aussi de vie cachée.

Symboliquement, cette eau souterraine est souvent associée au féminin, à la matrice, à la source de toute vie. Là où la montagne, figure puissante et verticale, symbolise souvent le masculin, l’action, le visible, l’eau souterraine est la force qui creuse, façonne et irrigue en profondeur. Elle est le travail invisible, la patience qui permet à la vie de surgir, l’effacement nécessaire à la naissance.

Les grottes, façonnées par ces eaux invisibles, sont des lieux de passage, de transformation. Elles évoquent la naissance, la mort, le retour à l’origine, comme autant de métaphores du cycle de la vie. Dans beaucoup de mythologies, la grotte est la chambre secrète où s’accomplissent les métamorphoses, un ventre de pierre où l’on renaît.

Ainsi, Bernadette, en devenant découvreuse et aménageuse de cette source, incarne cette puissance féminine profonde, capable d’ouvrir le sol, de laisser jaillir la vie cachée, d’ouvrir une voie entre le monde visible et le monde souterrain. Elle rejoint ce grand mouvement symbolique où l’eau patiente creuse la roche, où la femme creuse la terre, pour que naisse la lumière et la vie.



L’eau qui ne cesse de couler : le symbole de l’infini et du flux éternel

Regarder une rivière, un ruisseau, une source, c’est assister à un miracle silencieux : l’eau coule sans jamais s’arrêter. Elle file, elle glisse, elle serpente, toujours en mouvement, toujours présente. Pourtant, à aucun moment cette eau ne semble épuisée, elle ne cesse jamais de s’écouler, comme si elle portait en elle la promesse d’un flux sans fin.

Ce flux continu est une métaphore puissante : il évoque le temps lui-même, qui avance sans retour, le cycle éternel des choses, le mouvement perpétuel de la vie. L’eau qui court nous rappelle que la nature est un courant sans cesse renouvelé, un cycle infini où rien ne se perd, rien ne s’arrête.

Dans cette idée, l’eau est le symbole du vivant, du renouvellement, du passage constant entre hier, aujourd’hui et demain. Elle est l’image même de l’éternel retour, de la persistance du monde au-delà des formes changeantes.

Ce flot incessant souligne aussi la permanence du mystère, le fait que la vie, tout comme l’eau, est un voyage sans destination fixe, une aventure qui continue à se dérouler au-delà de notre regard et de notre temps.

Au sein même de cette continuité, la source, lieu d’origine de ce courant, apparaît comme une fontaine du temps, un point où le visible jaillit d’un invisible, où le présent surgit d’un passé sans fin, où la vie se renouvelle sans cesse.

Ainsi, Bernadette, en révélant cette source, ne fait pas que découvrir un simple filet d’eau ; elle ouvre une porte vers cet infini, elle met en lumière le chant secret d’un flux éternel qui irrigue le monde, la mémoire, et l’imaginaire humain.

L’eau qui coule, sans jamais s’arrêter, nous invite à plonger dans ce mystère, à accepter le mouvement perpétuel, à reconnaître en elle la sagesse d’un cycle éternel, insaisissable, mais pourtant profondément présent à chaque instant de nos vies.



L’eau éternelle : quand Bernadette ouvre la porte du mystère du flux infini

Il y a dans l’eau qui s’écoule sans fin une énigme profonde, une invitation silencieuse à contempler l’infini. Chaque goutte, chaque filet, chaque rivière en mouvement témoigne d’un flux incessant, perpétuel, qui ne connaît ni pause ni arrêt. Cette eau-là est plus qu’un élément naturel, elle est le symbole vivant du temps, du changement, de la vie elle-même qui ne cesse de se renouveler.

Bernadette, sans le savoir peut-être, a ouvert une porte. Une porte vers ce mystère invisible et insondable : celui d’un courant éternel qui traverse le monde et les âges. En découvrant la source, en écartant la terre qui retenait cet écoulement, elle a permis à ce flot silencieux de s’exprimer au grand jour, d’être vu, touché, ressenti. Ce geste simple révèle une vérité universelle — que la vie, comme l’eau, est un mouvement sans fin qui échappe à toute maîtrise humaine.

Cette idée a traversé les siècles et les cultures. Dans la philosophie antique, Héraclite affirmait déjà que « tout coule » (« panta rhei »), soulignant que le changement perpétuel est la seule constante. L’eau qui ne cesse de couler est l’illustration parfaite de ce principe : elle est le flux même du devenir, qui emporte avec lui toute chose dans une danse infinie.

Dans la symbolique mythologique, l’eau des sources, des fleuves et des océans est souvent associée à l’origine du monde, au chaos primordial d’où naît l’ordre. Elle est la matrice invisible, le ventre de la Terre, la mémoire des temps anciens. Les grottes et cavernes creusées par ces eaux souterraines sont les entrailles où s’accomplissent les métamorphoses — la naissance, la mort, la renaissance.

Ce que Bernadette a révélé n’est donc pas seulement une source d’eau claire : c’est une brèche dans le voile du réel, un point d’accès à cet infini fluide, cette permanence mouvante qui dépasse l’entendement. Cette source parle de continuité et de renouvellement, de passage entre visible et invisible, entre le temps qui fuit et la vie qui persiste.

Ainsi, contempler cette eau, c’est toucher du doigt le mystère de l’éternel retour, la sagesse d’un monde en mouvement constant, où chaque instant est à la fois fragile et éternel.

Bernadette, par son geste humble, invite chacun à s’ouvrir à cette vérité profonde : que la vie est un flux sans fin, un chant d’eau qui ne s’arrête jamais, un miracle quotidien que nous oublions trop souvent de voir.



L’eau éternelle : le flux infini entre philosophie, mythe et geste de Bernadette

Dans le mystère de l’eau qui s’écoule sans cesse, le philosophe grec Héraclite d’Éphèse a tracé une pensée fondatrice :
« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, car ce sont toujours d’autres eaux qui coulent sur nous. »
Cette phrase célèbre nous rappelle que tout est mouvement, tout est changement, et que l’eau — fluide et insaisissable — incarne la nature même du devenir. Bernadette, en découvrant la source, est devenue une passeuse de ce devenir, celle qui dévoile à notre regard une vérité éternelle : le monde est un flux incessant, et l’être humain s’inscrit dans ce mouvement infini.

L’eau symbolise aussi le lien entre le visible et l’invisible, le conscient et l’inconscient. Dans la mythologie grecque, les fleuves souterrains tels que le Styx ou l’Achéron ne sont pas seulement des cours d’eau, mais des frontières entre le monde des vivants et celui des morts, entre la lumière et l’ombre. La source, jaillissant de la roche, est l’interface sacrée où le monde souterrain (inconscient, mystère, origine) communique avec le monde extérieur.

Chez les Celtes et dans de nombreuses traditions européennes, les sources et les grottes sont associées aux déesses-mères, figures féminines qui incarnent la fécondité, la sagesse profonde et le lien vital à la terre. L’eau souterraine, invisible mais présente, est vue comme la force créatrice cachée qui irrigue la vie, comme tu l’as justement évoqué :
« La femme est l’eau, patiente et nourricière, creusant la roche, creusant la terre, pour permettre à la vie de jaillir. »

Bernadette, en cela, s’inscrit dans une lignée très ancienne de figures féminines, archétypes d’une énergie discrète mais puissante, celle qui fait surgir la vie cachée, qui ouvre le passage de l’invisible vers le visible. Sa découverte de la source est une métaphore de la capacité féminine à révéler des trésors enfouis, à « creuser » la réalité pour faire jaillir la lumière et la vie.

Par ailleurs, dans la tradition biblique, l’eau est un symbole de purification, de vie et de renaissance : « Celui qui boira de cette eau n’aura plus jamais soif » (Jean 4:14). Cette idée rejoint la dimension spirituelle et existentielle de la source, qui n’est pas seulement un phénomène physique, mais aussi un appel à une soif plus profonde, celle de sens, de renouveau intérieur, d’infini.

Enfin, la permanence du cours d’eau est aussi un rappel de notre propre mortalité et de notre connexion à quelque chose de plus vaste :
« Comme la rivière qui court vers la mer, notre vie suit un chemin qu’on ne maîtrise pas, mais que l’on peut choisir d’accompagner avec confiance. »

Ainsi, Bernadette ne fait pas que révéler une source d’eau. Elle ouvre un espace où l’invisible s’exprime, où le mystère du temps, de la vie et de l’infini devient tangible, accessible. Elle nous invite à écouter le chant de l’eau qui coule, à accepter le mouvement perpétuel du monde, et à nous reconnaître dans ce flux éternel qui dépasse tout entendement.







Apparitions de Bernadette - Les Dames Blanches, l’Influence du Datura - Approche Psychanalytique et Anthropologique


Carl Gustav Jung, psychologue et psychiatre suisse, a largement exploré les phénomènes mystiques et les visions, tels que les apparitions des Dames Blanches, à travers la psychologie analytique. Selon lui, ces visions ne sont pas de simples illusions, mais des manifestations de l’inconscient collectif, constitué d’archétypes universels présents chez tous les êtres humains.

Ce document présente une synthèse des concepts junguiens appliqués aux Dames Blanches, ainsi qu’une analyse de l’influence possible du Datura — une plante psychotrope utilisée traditionnellement dans certaines régions — sur l’émergence d’états de conscience modifiés propices à ces expériences visionnaires.

Les Dames Blanches dans la perspective jungienne

Les Dames Blanches sont des figures féminines lumineuses qui apparaissent dans les folklores européens, notamment dans les Pyrénées et le Pays Basque. Ces apparitions se présentent souvent comme des guides ou des messagères, à la fois mystérieuses et bienveillantes.

L’archétype et l’inconscient collectif

Pour Jung, l’archétype est une structure universelle de l’inconscient collectif, partagée par tous les êtres humains. Il se manifeste sous forme d’images et de symboles récurrents, tels que la Mère, le Héros ou l’Anima.

L’inconscient collectif est ce réservoir psychique qui contient les expériences ancestrales et universelles, indépendamment des expériences individuelles. Les archétypes y jouent un rôle central, façonnant notre perception du monde et influençant nos rêves, mythes et visions.

Différence entre Anima, Archétype et Soi

  • Archétype : structure psychique fondamentale et universelle de l’inconscient collectif.

  • Anima : archétype spécifique incarnant la dimension féminine dans la psyché masculine. Elle représente la part féminine inconsciente d’un homme, agissant comme un guide intérieur.

  • Soi (Self) : principe d’intégration, unité et totalité psychique. Le Soi symbolise la totalité de la personnalité, la synthèse consciente et inconsciente, vers laquelle tend le processus d’individuation.

La rencontre avec une figure telle que la Dame Blanche peut ainsi être comprise comme une interaction avec l’anima, ouvrant la voie à une transformation profonde de la psyché.

Le Datura et ses effets psychotropes dans l’expérience mystique

Le Datura est une plante aux propriétés hallucinogènes bien documentées, utilisée dans diverses traditions chamaniques et populaires. Son action principale repose sur des alcaloïdes tropaniques (scopolamine, atropine, hyoscyamine) qui modifient le fonctionnement du système nerveux central.

États altérés de conscience

L’usage du Datura induit des états d’altération de la conscience, caractérisés par :

  • Des visions souvent lumineuses, symboliques, parfois terrifiantes.

  • Une dissolution des frontières entre le conscient et l’inconscient.

  • Une sensation de contact avec des réalités intérieures profondes ou des figures archétypales.

Ces états sont propices à des expériences mystiques, à la rencontre avec des images psychiques intenses comme les Dames Blanches.

Le Datura dans le contexte de Bernadette Soubirous

Selon certaines hypothèses historiques et ethnobotaniques, les guérisseuses des Pyrénées utilisaient des préparations à base de Datura pour leurs propriétés médicinales et rituelles. Il est possible que Bernadette, en contact avec ces savoirs, ait été exposée au Datura ou à des plantes apparentées.

Cette exposition aurait pu favoriser chez elle un état de conscience modifié, propice à la vision de la Dame Blanche, manifestation intérieure de l’anima, renforcée par un cadre culturel et religieux.

Synthèse et portée anthropologique

L’approche jungienne des Dames Blanches met en lumière la nature symbolique et psychique de ces apparitions, qu’il ne faut pas réduire à des hallucinations pathologiques, mais comprendre comme des expressions légitimes d’une dynamique intérieure universelle.

L’usage du Datura et d’autres plantes hallucinogènes dans les traditions populaires souligne l’importance des états modifiés de conscience dans les expériences spirituelles et chamaniques. Ces pratiques révèlent un lien profond entre les connaissances botaniques, la psyché humaine et les récits mythiques.

Références

  1. Jung, C. G. (1959). The Archetypes and the Collective Unconscious. Princeton University Press.

  2. Jung, C. G. (1966). Man and His Symbols. Dell Publishing.

  3. Ott, J. (1993). Pharmacotheon: Entheogenic Drugs, their Plant Sources and History. Natural Products Co.

  4. Metzner, R. (1998). The Well of Remembrance: Rediscovering the Earth Wisdom in Shamanism, Buddhism, and Christianity. HarperSanFrancisco.

  5. Baudouin, J. (2014). Les plantes hallucinogènes dans les traditions européennes. Éditions du CNRS.

Premières pages d'un livre en cours de rédaction

 

Les deux mondes de Bernadette Soubirous
Nouvelle sensible, onirique et réaliste

Éditions jyvescreations.fr 

PROLOGUE


Depuis toujours, Bernadette souffre d’une maladie des poumons qui fragilise son corps et bouleverse son quotidien. Mais c’est grâce à une mystérieuse tisane, le datura (1), qu’elle trouve un soulagement physique et découvre peu à peu un autre monde, fait de visions et de secrets que seuls quelques élus peuvent percevoir.

Accompagnée par la Broutche, femme aux savoirs anciens, et encouragée par le curé, Bernadette apprend à vivre entre ces deux réalités — celle de sa maladie et ses soins, celle des apparences et des mystères invisibles —, tout en s’interrogeant sur le poids et le sens de ce qu’elle voit.

Tous les trois apprendront à se connaître autour de plusieurs entretiens. Ils décideront d'aller ensemble découvrir Massabielle et son mystère.

Leur sensibilité et leur imaginaire leur feront prendre une décision qui changera le cours du temps

  1. Datura stramonium (Stramoine)

    Usages traditionnels : Très proche de la belladone. Utilisé pour soulager l’asthme, souvent fumé en poudre (cigarettes antiasthmatiques). En cataplasme pour douleurs thoraciques.

    Effets pharmacologiques : Contient de la scopolamine, atropine, hyoscyamine. Hallucinogène, paralysant à forte dose.

    Références :

    É. Ernst, Plants in Witchcraft and Magic, Oxford University Press, 2003.

         H. Corbin, Histoire de la pharmacopée occulte, Seuil, 1982.


Portrait de Bernadette




Bernadette Soubirous avait une santé fragile depuis l’enfance.

De constitution frêle, elle contracte le choléra en 1855, ce qui affaiblit durablement ses poumons. À partir de l’adolescence, elle présente des symptômes caractéristiques de la phtisie, forme pulmonaire avancée de la tuberculose. Cette maladie chronique, fréquente dans les milieux pauvres et insalubres comme celui du cachot où vivait sa famille, provoque toux persistante, expectorations, essoufflement et crises d’asthme. À l’époque, les moyens thérapeutiques sont limités : les médecins prescrivent surtout du repos, de l’air pur, une alimentation plus riche — inaccessible à Bernadette — et parfois des traitements à base de plantes médicinales.

Parmi les remèdes utilisés pour soulager les crises d’asthme et les douleurs thoraciques, le datura, et notamment le Datura stramonium, était courant dans la pharmacopée populaire et même dans certains préparations pharmaceutiques. On en fumait les feuilles séchées sous forme de cigarettes dites "antiasthmatiques", ou bien on les faisait infuser en tisane à très faible dose. Le datura, plante toxique et psychotrope à forte dose, contient des alcaloïdes (atropine, scopolamine, hyoscyamine) aux effets antispasmodiques : ils détendent les muscles des bronches et facilitent la respiration. On retrouve ce genre de remèdes dans les soins traditionnels pyrénéens ou de certains dispensaires religieux. Il n’est pas impossible que les Sœurs de Nevers, ou d’autres figures religieuses, aient continué à lui administrer de telles préparations, avec prudence, jusqu’à ses derniers jours.

Bernadette mourra en 1879, à 35 ans, dans une grande souffrance, ses poumons détruits par la tuberculose. Les traitements qu’elle reçoit restent modestes, souvent palliatifs. Mais au témoignage de ses contemporains, elle les accepte avec calme et résignation, sans jamais réclamer plus qu’on ne pouvait lui donner. Sa souffrance, comme son silence, devient presque un langage. Elle ne cherche ni miracle, ni soulagement, mais endure avec une simplicité qui frappait profondément ceux qui l’approchaient.

Bernadette n’était pas comme les autres.
On le disait partout, à voix basse ou bien fort, selon les jours. Elle était lente à comprendre, lente à réagir, lente à répondre. Trop lente pour l’école, trop lente pour les grands travaux. Mais pas assez lente pour qu’on l’excuse toujours.

Elle n’avait pas l’air malade, mais elle n’allait jamais vraiment bien. Elle toussait souvent. Elle avait ce teint de cendre, les yeux un peu fuyants, la respiration courte, comme si l’air manquait toujours un peu autour d’elle. On disait que son père avait perdu son moulin, que la famille vivait dans une ancienne prison, qu’on dormait à dix dans une seule pièce. On disait beaucoup de choses, à Lourdes.

Elle était petite, maigre, presque tassée sur elle-même. Mais il y avait dans sa façon d’être une obstination tranquille. Elle marchait sans bruit, mais elle allait où elle voulait. Elle ne haussait jamais la voix, mais elle ne se laissait pas tirer. Il fallait lui parler doucement. Elle n’aimait pas être pressée. Elle comprenait mieux quand on prenait le temps.

Elle savait peu de choses, et n’en faisait pas semblant. Elle parlait surtout le patois, ce vieux gascon âpre que les enfants des pauvres gardent au fond de la gorge, avec l’humidité des caves et le goût de la soupe claire. Elle savait ses prières, mais pas toujours dans le bon ordre. Elle ne savait pas écrire. On l’avait envoyée chez les Sœurs, mais elle y comprenait peu. Elle regardait les images, elle retenait les gestes. Le reste lui échappait.

On la croyait simple. Et c’était vrai. Mais pas vide. Elle n’était pas ignorante au point d’être crédule. Elle était d’un autre rythme. À côté. Comme un caillou dans le sillage. Comme un silence dans la rumeur. Elle n’avait pas la vivacité qu’on attendait des filles de son âge. Elle semblait toujours un peu ailleurs, mais jamais absente.

Les gens ne savaient pas quoi faire d’elle. Ni assez jolie pour qu’on la remarque, ni assez étrange pour qu’on s’inquiète. Une fille sans avenir, pensait-on. Une pauvre fille, parmi d’autres. Peut-être bonne à garder les brebis, à ramasser du bois, à prier un peu.

Et pourtant, on se souvenait d’elle. On ne savait pas pourquoi. Peut-être à cause de ses yeux, qui ne demandaient rien. Ou de sa façon d’écouter, comme si ce qu’on disait avait du poids. Peut-être parce qu’elle ne riait jamais fort, mais qu’elle ne se plaignait jamais non plus. Elle était là, présente, sans bruit. Et c’était cela, peut-être, qu’on oubliait difficilement.

La personnalité de Bernadette comme elle apparaîtra lors de ses interrogatoires

Bernadette Soubirous, dès le début des apparitions en 1858, s’est rapidement distinguée par une simplicité et une franchise désarmantes. Son parler était humble, direct, sans fard ni artifice, mais aussi empreint d’une force tranquille qui surprenait souvent ses interlocuteurs.

Face au curé Peyramale, elle répondait avec respect, mais sans hésitation ni faiblesse. Sa manière de s’exprimer trahissait une profonde honnêteté et une grande humilité : elle ne cherchait pas à impressionner, ni à convaincre par la parole, mais elle témoignait avec constance et clarté de ce qu’elle avait vécu.

Lors des interrogatoires, notamment ceux menés par les autorités civiles et ecclésiastiques, Bernadette fit preuve d’un courage peu commun pour une enfant de quatorze ans. Malgré la pression, les doutes et parfois la rudesse de ses examinateurs, elle ne dévia jamais de son récit. Elle répondait calmement, parfois avec un sourire timide, parfois avec une pointe d’humour qui désarmait ses questionneurs.

Sa manière de parler était marquée par une grande simplicité du vocabulaire et des phrases courtes, ce qui contrastait avec la complexité des enjeux qui l’entouraient. Elle savait se montrer ferme sans être agressive, polie sans être soumise, ce qui révélait une maturité et une force intérieure rares pour son âge et son milieu social.

Bernadette ne revendiquait rien pour elle-même : jamais elle ne chercha à tirer profit de sa situation. Sa parole était centrée sur ce qu’elle appelait « la Dame », avec une fidélité totale à ce qu’elle affirmait avoir vu. Cette fidélité et cette constance furent des éléments-clés qui renforcèrent la crédibilité de son témoignage aux yeux de nombreux contemporains.

En somme, Bernadette apparaît dans les récits comme une enfant simple mais authentique, humble mais résolue, fragile en apparence mais d’une détermination intérieure qui impressionna tous ceux qui la rencontrèrent.

La famille Soubirous et ses conditions de vie

François Soubirous, le père de Bernadette, était meunier et exploitait le moulin de Boly à Lourdes. Cependant, confronté à des difficultés économiques et à une gestion maladroite, il perdit progressivement ce moulin, ce qui plongea la famille dans une grande pauvreté.

À partir de 1857, la famille vécut dans ce que l’on appelle aujourd’hui le « Cachot », une ancienne cellule désaffectée de la prison municipale de Lourdes, située rue des Petits-Fossés. Cette pièce unique, d’environ 16 mètres carrés, sans fenêtres donnant à l’extérieur, était humide et sombre. Malgré ces conditions précaires, la famille Soubirous y trouva refuge, entassée dans ce petit espace où elle mangeait, dormait et vivait au quotidien.

Ces éléments sont attestés par de nombreuses sources historiques, dont les biographies de Bernadette Soubirous rédigées par René Laurentin et François Trochu, ainsi que par les archives diocésaines et les documents conservés dans les musées de Lourdes.


La maison – le silence

À la maison, c’est pas qu’elle se tait.
C’est qu’il n’y a pas de place pour ce qu’elle aurait à dire.

La mère parle peu, le père parle moins.
On fait ce qu’il faut.
On prie avant de manger.
On parle des œufs, du linge, de l’herbe trop haute derrière l’étable.

Il y a toujours quelque chose à faire, toujours un silence à respecter.
Même le bruit des casseroles semble faire attention.

Elle n’a pas de chambre, pas d’endroit à elle.
Elle partage le lit avec une sœur plus jeune qui remue trop et parle dans son sommeil.
La nuit, elle garde les yeux ouverts longtemps.
Elle ne pense pas vraiment, pas encore.
Elle laisse passer des images.

Un jour, elle a essayé de dire une chose.
Une image.
Elle ne sait plus laquelle.
Quelque chose qu’elle avait vu dans les feuillages.
Un reflet.
Un cercle.
Elle l’a dit à sa mère pendant qu’elle pliait les draps.
Sa mère n’a pas levé la tête. Elle a dit :

Arrête de rêvasser, tu vas attraper froid.

Et ce jour-là, c’est comme si elle avait compris très exactement ce qu’elle avait à faire :
Ne plus rien dire.

Dans cette maison, les mots ne sont utiles que s’ils servent.
Servir à prévenir.
À corriger.
À finir les choses.

Ce qu’elle sent en elle — la chose floue, brûlante, qui pousse dans la poitrine, qui fait pleurer parfois sans raison —
ça ne sert à rien.

Alors elle le garde.
Elle l’enfouit, et ça grandit.

Et même si parfois elle voudrait, juste un peu, qu’ils lui demandent ce qu’elle pense,
ou pourquoi elle a cet air-là,
elle sait qu’ils ne le feront pas.

Ils ne voient rien.
Ou peut-être que si.
Mais ils ont autre chose à faire.

Elle ne leur en veut pas.
Elle les aime, comme on aime les figures lointaines d’une histoire qu’on n’a pas choisie.
Mais elle ne leur appartient pas tout à fait.

La maison – l’écart invisible

Elle ne leur appartient pas tout à fait.

Elle vit là, elle obéit, elle aide quand on lui demande.
Elle se penche sur le linge, elle touille la soupe, elle récite l’Ave Maria d’une voix qui ne tremble pas.
Mais elle est ailleurs, tout le temps, sans le vouloir.

Il y a des moments, courts mais précis, où elle sent quelque chose se décaler en elle.
Comme si ce qu’elle regarde n’était pas vraiment là.
Comme si les choses — la table, la main de sa mère, le feu qui crépite — n’étaient qu’un décor posé sur une scène qu’elle n’a pas choisie.

Elle ne comprend pas ce que ça veut dire.
Elle n’en parle à personne.
Mais nous, on le voit.

On voit bien qu’elle ne fait que passer, qu’elle frôle ce monde sans y entrer.
Elle le touche du bout des pieds, avec précaution, comme on entre dans l’eau froide.
Et elle regarde autour d’elle avec cette stupeur silencieuse des enfants qui ne savent pas où ils sont nés.

Ce n’est pas qu’elle rêve.
Ce n’est pas qu’elle s’évade.
C’est plus profond.

Elle n’est pas de ce monde.

Et pour l’instant, elle ne le sait pas.

Elle le vit.
Elle le traverse.
Elle écoute, elle sent, elle retient.

Elle s’étonne de tout ce que les autres trouvent normal.
Des visages fermés, des silences durs, des gestes faits sans douceur.

Elle est là, mais en dedans, quelque chose regarde ailleurs.

Elle ne sait pas d’où ça vient.
Elle n’a pas encore de mots pour ça.
Mais un jour, elle les trouvera.
Peut-être.
Ou alors, ce seront les autres qui les mettront sur elle.

En attendant, elle avance.
Elle reste.
Et parfois, elle lève les yeux vers le ciel, et elle se dit :

Il y a quelque chose."
C’est tout.
Juste ça.
Quelque chose.


Massabielle

Essayez de voir ce lieu, tel qu’il est avant que l'on y parle des apparitions. Imaginez-le dans sa banalité, presque oublié.

C’est là, sous ce rocher, que le gave de Pau, venu du cirque de Gavarnie, prend soudain un tournant à angle droit, se dérobant au chemin tracé. Il bute sur une moraine, visible, massive, vieille de plusieurs millénaires, vestige silencieux d’âges révolus. Pourtant, ce relief ancien, bien que visible, reste aujourd’hui ignoré de la plupart

Massabielle… : « vieille roche, vieille paroi ». Un nom qui n’invite ni au respect ni à l’admiration. Un lieu abandonné, sans intérêt.

Il n’était qu’un recoin ignoré, une anfractuosité rocheuse au bord du Gave de Pau. On l’appelait familièrement la « Tute aux cochons » un dépotoir, sans valeur particulière aux yeux des habitants de Lourdes. Le lieu n’avait ni légende, ni prestige.

« Là-bas, vers Massabielle » disent parfois les gens, en désignant vaguement le bout du village, là où personne n’a de raison d’aller

Aucun sentier n’y descend vraiment. On y va en glissant sur les pierres, en repoussant les ronces, en s’enfonçant dans l’herbe trempée. On y arrive par erreur, ou par solitude.

Certains enfants disent qu’on y entend parfois un souffle. Pas celui du vent. Un autre, plus profond. Comme celui d’un dormeur très ancien. Mais ils se taisent vite après l’avoir dit, et rient pour faire semblant.

Personne ne dort à Massabielle. Personne n’a dit y avoir prié, ni rêvé. C’est un lieu sans usage, sans mémoire. Un lieu que rien n’éclaire.

Ce n’est pas une grotte à proprement parler. Plutôt une bouche ouverte dans la falaise, creusée par la patience de l’eau, par la lente fatigue des siècles. Une cavité muette, un creux sans promesse.

Pourtant, il étonne, ce lieu, car aujourd’hui il attire les foules, les pèlerins, les croyants… Il n’a rien de spectaculaire, rien d’exceptionnel, sinon cette étrange histoire qui touche les âmes.

Ce n’est pas la beauté du site qui captive. Ce n’est pas la roche, ni le ruisseau, ni le paysage. Non, c’est ce que Bernadette en a fait. C’est son regard qui a transformé ce banal coin de terre en un lieu chargé de mystère et d’espérance.



Massabielle interdit à Bernadette

Ce n’est pas pour toi, avait dit sa mère. L’air y est trop humide, ça te prendra la poitrine.
Et puis tu ne ferais pas la différence entre un chien errant et un agneau. Si tu perds les bêtes, qui paiera ? avait ajouté son père.
Tu n’as rien à faire là-bas. Ce n’est pas un lieu pour toi. Ce n’est un lieu pour personne, d’ailleurs. Tu m’entends ?

Bernadette avait hoché la tête, sans répondre. Elle ne répondait pas souvent. Non pas qu’elle ne comprît pas. Mais parce que les mots mettaient trop de temps à lui venir. Et quand ils arrivaient enfin, tout le monde était déjà passé à autre chose.

Elle ne connaissait pas cet endroit, n'y avait jamais posé les pieds. Elle le connaissait par ce que les autres enfants racontaient — à demi-mots, dans le dos des adultes.

Elle les écoutait, en silence. Elle observait leurs gestes quand ils disaient le creux, le froid, le noir derrière les pierres. Elle n’y comprenait pas grand-chose. Mais quelque chose en elle se mettait à trembler, comme une corde tendue. Une envie ancienne, étrangère. Non pas de braver l’interdit, mais d’approcher ce qu’on lui refusait sans qu’elle sache pourquoi.

Elle n’avait pas besoin qu’on lui dise ce qu’était Massabielle. Elle savait que c’était un lieu qu’on ne devait pas connaître avant d’y être allée.

Et c’est peut-être pour cela qu’un jour, sans rien dire, elle y est allée.

Mais ce jour n’est pas encore venu.

Massabielle, Le pays des enfants

Il n’y avait que les enfants pour s’aventurer jusqu’à Massabielle.

Pas les très jeunes, ni ceux qu’on gardait encore à la maison. Mais ceux qui avaient l’âge de traîner, de disparaître après l’école.

Ils y allaient sans prévenir. Par défi. Par ennui. Par besoin d’un endroit à eux, hors de portée des appels du soir. Ils connaissaient le passage derrière les haies, la brèche dans le talus, le sol glissant entre les racines. Ils savaient qu’il fallait éviter la pierre fendue qui cède sous le pied. Ils savaient éviter les orties qui enflamment les jambes nues.

Mais surtout, ils savaient qu’on n’y était jamais dérangé.

Massabielle était leur cachette muette, leur pays d’ombres. Ce n’était pas un lieu pour les grandes aventures. Plutôt un lieu de repli. Un lieu où l’on venait s’allonger sur les galets, écouter le bruit du Gave sans y penser. Un lieu où les jeux se faisaient plus calmes, plus souterrains.

Certains y dessinaient à même la paroi, avec un caillou ou un charbon volé. D’autres y creusaient des trous qu’ils n’osaient pas finir. D’autres encore, plus silencieux, y restaient simplement là, les yeux ouverts, à suivre des formes que personne ne voyait.

Ils ne disaient pas qu’ils allaient à Massabielle. Ils disaient : on descend vers les pierres. Ou bien on va au frais. Le lieu n’avait pas besoin de nom, puisque les adultes n’en demandaient pas.

Il y avait, dans leur manière d’y aller, quelque chose de l’accord tacite. Comme si chacun pressentait qu’on n’y allait pas pour rien. Comme si le lieu, à force d’oubli, leur appartenait en propre.



Massabielle Bernadette l'imaginait

Parfois elle parlait toute seule.
Pas tout à fait à voix haute. Pas tout à fait en silence non plus.
Des phrases glissées dans l’air, comme des cailloux dans l’eau, pour voir s’ils faisaient des ronds.

— On dit que « la grotte » respire.
— Y’a un endroit là-bas où les oiseaux ne chantent jamais.
— C’est pas une grotte, c’est un ventre.

Personne ne relevait vraiment. Ou pas tout de suite.
Mais parfois, un garçon tournait la tête. Une fille plissait les yeux.
Et alors elle sentait quelque chose passer, quelque chose de très court, comme un regard qui hésite.
Et c’était déjà beaucoup.

Elle ne mentait pas.
Elle inventait.

Elle ne disait pas “j’ai vu”, elle disait “on dit”, ou “je crois que”, ou “peut-être que”.
Elle lançait les mots à demi...
On ne la prenait pas au sérieux.
Mais on commençait à l’écouter un peu.
Et ça, c’était nouveau.

Il y eut un jour, au lavoir, où une petite du quartier l’entendit parler toute seule.
— Tu dis quoi ?
— Rien.
— Tu dis que t’as entendu des chants dans la grotte ?
— J’ai dit “peut-être”.

L’autre la regarda en silence.
Puis dit :
— Moi je crois pas.

Mais elle revint le lendemain.
Et le surlendemain.

Et à force, on commença à dire que Bernadette connaissait des choses.
Pas des choses graves. Pas des choses importantes.
Des choses étranges.
Des choses qu’on ne comprend pas mais qu’on aime bien entendre.

Elle restait là.
Elle ne souriait pas trop.
Elle regardait souvent dans le vide.

Et c’est dans ce vide-là qu’elle bâtissait quelque chose.
Pas un mensonge.
Un monde.
Son monde.

Il y a des jours où elle reste seule, derrière l’enclos aux brebis.
C’est un coin discret, un coin pour rêver. On voit un peu le Gave, tout au fond.
C’est là qu’elle pense à la Massabielle
Le lieu qu’elle n’a jamais vue.
Mais dont elle parle déjà comme si elle y était allée.

Elle ne ment pas vraiment.
Elle habite ce lieu dans sa tête. Elle le tisse avec ses manques, avec ses fièvres, avec sa solitude.
C’est un lieu refuge. Un lieu secret.
Elle imagine que c’est plus frais que partout ailleurs, que ça résonne d’une manière spéciale, que l’on y entend battre son propre cœur, comme sous une cloche.
Elle n’y met pas encore de lumière, ni de voix, ni de figure.
Seulement une présence muette. Quelque chose qui l’attend, peut-être

Le lieu dont les enfants parlent, c’est "là-bas", au bord du gave.
Mais ce lieu-là, même si elle ne l’a pas vu, elle le fabrique en elle-même, pièce par pièce.
Un rocher noir. Une cavité. Une fraîcheur. Le bruit d’un filet d’eau. L’odeur du silence.

Elle ne sait pas où c’est, pas exactement.
On dit « là-bas, près du Gave », « derrière les rochers », mais ces mots sont flous pour elle.
Elle n’a jamais dépassé la fontaine, ni le lavoir.
Pourtant, dans sa tête, elle y est allée dix fois.

Il y a, dans ce coin qu’elle invente, une entrée. Pas une porte, pas un porche. Une entrée du monde, oui.
Quelque chose qu’elle ne peut pas dessiner, mais qu’elle ressent.
Ce n’est pas encore mystérieux, non. C’est juste intéressant.
C’est comme une page blanche qu’on lui aurait laissée : « Voilà, fais ce que tu veux avec. »
Et alors, elle y met de l’eau qui ruisselle lentement, une odeur de mousse et de pierre mouillée, un silence lourd comme un secret.
Elle ne sait pas pourquoi, mais elle y revient toujours quand elle est seule.

Elle ne le dit à personne.
Ni à sa mère, ni à ses sœurs, ni à la voisine qui la regarde de travers.
Mais un jour, à demi-voix, elle en a parlé au curé.

—Elle dira, plus tard, au curé :  « Je sais pas, mon père… mais je crois qu’y a un endroit… j’ai pas vu, mais je sais. »

Il n’a pas ri.
Il n’a pas répondu non plus.
Mais il a gardé ses yeux fixés sur elle un peu plus longtemps.
Et ça, c’était suffisant.
Il n’avait pas besoin de croire. Il avait entendu. Et c’est tout ce qu’elle voulait.

Un jour, elle dit aux autres :
— Moi, j’y suis allée une fois.
Mais personne ne répond.
Ils parlent d’autre chose. Ils n’ont pas entendu. Ou ils font semblant.

Alors elle se tait. Mais cette phrase-là, elle la garde en elle comme une promesse.
Un jour, elle ira.
Et ce qu’elle y verra, ce ne sera pas comme les autres. Ce sera à elle.
Massabielle, les enfants du gave et Bernadette

Ils y vont presque tous.
Les grands, les petits, les casse-cous, les muets.
Ils vont vers le Gave comme on entre dans un territoire familier.
C’est leur aire de jeux, leur royaume de pluie et de galets.
Ils en connaissent chaque tournant, chaque tronc tombé, chaque courant où l’on peut poser un pied sans glisser.

Elle, non.
Elle ne va pas au Gave.

Elle dit qu’elle n’a pas le droit, que sa mère veut pas, que son souffle se serre quand il fait humide.
Mais ce n’est pas que ça.
Elle n’appartient pas à leur monde.
Elle est de côté.
Un peu trop maigre, un peu trop silencieuse, un peu à part.
Et les autres enfants, même quand ils ne sont pas méchants, savent très bien faire sentir à quelqu’un qu’il est en trop.

Alors elle les regarde s’éloigner.
Parfois elle court derrière, mais s’arrête avant la pente.
Elle les entend crier.
Elle imagine leurs rires qui rebondissent contre la pierre,
et ça lui fait une douleur étrange, comme si elle avait froid à l’intérieur.

C’est là qu’elle commence à parler.
Pas à eux.
Pour eux.

Elle commence à dire des choses.
Des histoires, des idées, des images.
Un jour, elle dit qu’elle a vu des empreintes étranges près de la grotte.
Un autre jour, elle dit qu’il y a un endroit où la lumière ne rentre jamais, même en plein midi.
Ils la regardent.
Certains rient un peu, d’autres écoutent.
Elle observe. Elle teste.

C’est une manière de s’approcher.
Pas en courant.
Pas en jouant.
Mais par le mystère.

Elle n’est pas drôle.
Elle est intrigante.

Et dans les yeux de certains enfants, pour la première fois, elle voit un frisson.
Pas de peur.
De curiosité.

Alors elle recommence.
Pas trop.
Pas trop souvent.
Juste assez pour qu’on la regarde un tout petit peu plus longtemps.

Elle ne demandait jamais : à quoi ça ressemble ?
Elle écoutait seulement.

Elle s’asseyait un peu à l’écart, pendant que les autres enfants racontaient leurs après-midi volées, leurs escapades entre les pierres, les jeux inventés à l’abri de la falaise. Ils disaient des choses simples, des choses sans importance — mais Bernadette, elle, y entendait autre chose.

« Là-bas, y a un trou noir dans la roche. On dirait une bouche. »
« Y a comme une pierre plate où on peut s’allonger. »
« Y a des bruits parfois, dans le silence. Comme si ça bougeait, derrière. »
« On a trouvé une vieille corde nouée, accrochée à une racine. »
« On a vu des papillons où y avait pas de fleurs. »

Elle ne leur posait pas de questions. Mais chaque mot prononcé, elle le gardait en elle comme un caillou chaud au creux de la main.

Et quand elle était seule, le soir, allongée sur son grabat de toile rêche, elle les sortait un à un. Elle réassemblait les morceaux. Elle dessinait dans son esprit le lieu qu’elle ne connaissait pas encore.

Une grotte, oui. Mais pas tout à fait creuse. Un ventre de pierre. Une cachette pour Dieu.

Elle s’imaginait l’air plus frais qu’ailleurs, mais pas froid. L’odeur de mousse et de feu mouillé. Le bruit du Gave qui se changeait en voix. Elle voyait des reflets sur la paroi, des traînées de lumière qui remuaient toutes seules, comme une nappe vivante. Et puis, parfois, elle voyait — sans le vouloir — une forme blanche au fond du creux. Pas une femme, pas une fée, pas une sainte. Juste une présence, comme un vêtement qu’on aurait laissé là depuis longtemps et qui aurait pris l’odeur du lieu, et du ciel.

Elle n’en parlait à personne. Même pas à sa sœur.

C’était son endroit à elle, son secret à elle, bien que ses pieds n’y eussent jamais mis pied.

Elle avait besoin d’un lieu où rien n’était décidé d’avance. Où elle pourrait être seule, mais pas seule. Où le monde pourrait être différent, même un peu. Même en silence.

Alors, elle fermait les yeux, et elle y allait — en pensée.



Elle ne voulait plus être celle qui ne savait pas.

Chaque fois qu’ils revenaient — les poches pleines de galets, les joues rouges, les jambes mouillées — ils parlaient vite, fort, avec des mots qu’elle ne comprenait pas toujours. Et puis ils riaient, entre eux, avec cette complicité qu’on tisse quand on a partagé quelque chose d’un peu défendu.

Elle les écoutait. Elle souriait, un peu en retard.
Et eux oubliaient qu’elle était là.

C’était comme ça depuis toujours. Elle était là, mais pas tout à fait. On ne lui disait pas les choses. On ne lui demandait pas son avis. On l’aimait bien, oui, mais de loin. Comme une petite sœur qu’on laisse à la maison quand il faut aller jouer plus loin.

Et alors elle s’était mise à inventer.

Pas une apparition, pas une dame blanche, pas de miracle. Pas encore. Juste un décor, un monde pour elle seule. Un endroit où elle pourrait être celle qui voit, celle qui sait, celle qu’on écoute ensuite.

Elle imaginait des passages secrets entre les roches. Des empreintes anciennes laissées sur les murs, par des enfants d’avant. Des galets qui chantaient quand on les jetait dans l’eau, des fougères qui bougeaient toutes seules. Elle imaginait même une pierre taillée comme une chaise — une chaise de reine, où elle s’assiérait, elle, pour penser.

Elle se racontait ça en silence. Pendant les lessives. Pendant les prières. Pendant qu’elle grattait ses mains rouges contre l’eau froide.
Elle n’en parlait pas encore. Mais elle laissait traîner quelques phrases, parfois.
— Vous croyez qu’il y a des bêtes, dans la grotte ? Moi j’dis qu’il y en a.
— On dit que l’eau du Gave, là-bas, est plus claire qu’ailleurs.
— J’ai rêvé cette nuit qu’il y avait une grande pierre blanche, posée au milieu.

Les autres levaient les yeux, étonnés.
— Mais t’y es jamais allée, toi.
— Tu peux pas savoir.
— C’est même pas vrai.

Elle ne répondait pas. Mais elle avait vu, une seconde, leur regard sur elle.

Elle existait.